chapitre9 LE CONTEXTE ÉCONOMIQUE ET POLITIQUE

Ainsi nous avons comparé les principaux problèmes techniques et physiques de cette période avec les recherches en physique à l'époque et nous arrivons à la conclusion qu'ils étaient déterminés principalement par les enjeux économiques et techniques que la bourgeoisie montante plaçait au premier plan. […] Les universités féodales luttèrent contre la nouvelle science avec une force identique à celle qui opposait les relations féodales agonisantes aux nouvelles méthodes progressistes de production. (1)

La société industrielle, issue de la révolution industrielle du XIXe siècle, est en train de prendre de plus en plus rapidement une forme nouvelle, issue de ce que l'on a appelé successivement révolution scientifique et technique (2), puis révolution informationnelle (3), (et aussi parfois computationnelle, numérique, cognitive…) qui évoque une rupture dans l'évolution de nos civilisations due aux développements récents des sciences et des techniques dans les domaines de l'information. La période actuelle a aussi vu la naissance du terme technosciences, qui veut signifier que sciences et techniques sont totalement imbriquées et indissociables. Parmi elles, les Nouvelles Technologies de l'Information (NTI) jouent un rôle majeur dans ces transformations, qu'il s'agisse de la production de biens (qui reste cependant majoritairement dans le domaine marchand et capitaliste) ou de la vie personnelle. Il implique aussi que la finalité actuelle assignée à la recherche par les pouvoirs politiques et économiques est de favoriser les inventions techniques destinées à accroître la compétitivité des entreprises, appelées innovations.

Les sciences du complexe sont impliquées à plusieurs niveaux dans ces évolutions, bien au- delà du développement des ordinateurs qui a certes joué un rôle de premier plan dans celui de ces disciplines. Mais ce n'est qu'un élément relativement mineur dans les interactions entre celles-ci et les transformations économiques et sociales actuelles. Il y a des rapports réciproques forts entre révolution du complexe et révolution informationnelle, qui se sont d'ailleurs manifestées grosso modo simultanément, et sont aussi concomitantes avec l'émergence du capitalisme financiarisé néolibéral. Celui-ci va exercer une influence directe sur les politiques scientifiques des pays développés, sans que changent fondamentalement les rapports de production, c'est-à-dire les formes de propriété et de domination.

Il est donc nécessaire d'analyser comment ces rapports de production jouent concrètement sur le développement des sciences du complexe, et quelle est leur articulation avec la révolution informationnelle. Nous verrons comment, aux obstacles épistémologiques, s'ajoutent et s'articulent des obstacles socio-économiques qui en freinent ou en dévient, voire en dénaturent, le développement.

 

chapitre9c La société et l'économie de la connaissance

L'importance capitale des ordinateurs dans le développement des sciences du complexe est bien connue. Mais leur développement a été la cause et la conséquence d'une profonde mutation de la société. Nés d'une commande de l'armée américaine pendant la guerre, les ordinateurs se développent d'abord lentement. Puis leur miniaturisation progressive va leur permettre (dès le milieu des années 80), d'envahir toute la sphère économique (automatisation de la gestion et de la production) et l'ensemble de la société.

Cette généralisation entraîne une véritable mutation qui a été désignée sous le terme de Révolution Informationnelle par plusieurs auteurs dont Jean Lojkine, sur l'ouvrage (1) de qui je m'appuierai ici.

Lojkine parle de Révolution sociétale sans précédent dans l'Histoire de l'humanité, au moins aussi importante, sinon plus, que la conception de l'outil manuel ou que l'invention de l'écriture. Avec la Révolution Informationnelle, arrive l'automatisation : la production en nombre n'est plus un phénomène manuel mais un phénomène entièrement mécanique : la démultiplication du geste par la machine est infinie, plus précise, plus rapide, plus fiable. Ce qui signifie que l'ouvrier n'œuvre plus avec ses mains et que la machine a récupéré un certain nombre des fonctions cognitives de l'humain, rendant possible et nécessaire un dialogue de type entièrement nouveau entre l'homme et la machine. De plus, avec l'informatique, sont multipliées à l'infini les capacités de traiter des masses énormes d'information (stockage et calcul).

Avec la cybernétique, le robot et le système expert, nous entrons dans une nouvelle ère :

La machine n'est plus un support aveugle de la seule force motrice, mais un substitut d'intelligence, qui émet également de l'information et avec qui l'homme peut dialoguer. (2)

 

chapitre9d Les pressions sociales et économiques sur la recherche

Entrons dans les détails de la complexité des rapports entre science et société avec un exemple de recherches sur les semences agricoles (1). Bonneuil et Thomas (2) ont analysé comment la recherche destinée à répondre aux critères industriels productivistes était centrée sur la génétique des plantes pour produire les semences les plus adaptées à ces critères. Ils ont montré que cette stratégie réductionniste correspond toutefois à un parti pris économique néolibéral implicite et le plus souvent méconnu des chercheurs. De son côté, Hugh Lacey (3) a étudié l'évaluation et la sélection des semences agricoles en recherches agro-écologiques, au Brésil, où elles sont considérées dans le contexte d'un système de production alimentaire.

Entrent en jeu alors l'impact sur la biodiversité, les relations sociales, le territoire, soit tout le réseau d'interactions dans lequel est prise cette production. Cette stratégie (appelée aussi contextualisée) est clairement complexe, avec un parti pris social. D'une manière générale, les recherches appliquées, ou finalisées menées avec un parti pris social ne sont pas moins scientifiques que celles menées avec un parti pris libéral, mais se doivent de prendre en compte une multiplicité de facteurs en interrelation et appartiennent donc de facto au domaines du complexe. Elles ont tout à bénéficier des méthodes des sciences du complexe qu'elles devraient aussi faire avancer si elles n'étaient pas défavorisées, voire décriées comme non scientifiques par les politiques libérales de la recherche et leurs thuriféraires.

Pour résumer ce chapitre, le développement des forces productives rend possible la révolution informationnelle, qui s'appuie sur, et nécessite, le développement des sciences du complexe. Mais les rapports de production capitalistes freinent et détournent l'ensemble du processus, y compris en s'ingérant au niveau épistémologique. Ces rapports de production génèrent des conditions qui peuvent s'avérer globalement dramatiques pour les civilisations humaines, et empêchent notamment d'affronter pleinement la complexité des grands défis écologiques et sociétaux qui se posent au niveau planétaire. La révolution du complexe est au cœur des contradictions entre le développement de la révolution informationnelle et les rapports de production (4), et entre ceux-ci et la survie des civilisations.