Pour conclure je voudrais aborder cette question particulièrement importante à l'heure actuelle, celle du rationalisme. Le désarroi lié aux désastres économiques, écologiques et humains du capitalisme néolibéral a ouvert la boite de pandore de tous les irrationalismes : sectes, intégrismes, racismes, intelligent design, en sont les formes les plus visibles. Cette montée des irrationalismes représente un danger majeur à mon sens, pour les sciences, certes, qui se trouvent souvent accusées des maux causés par une application sans scrupule de leurs découvertes, au nom de principes irrationnels. Mais bien au delà, pour toute notre civilisation.
Face à cela, il est nécessaire de maintenir ferme les principes de rationalisme hérités, disons, des Lumières. Mais ce rationalisme est essentiellement basé sur… le cartésianisme. Vont être alors, soit répudiées comme irrationnelles, soit au contraire pour certaines, recrutées sous la bannière d'un véritable irrationalisme, les notions d'incertitude, d'ordre à partir du désordre, de chaos déterministe, d'auto-organisation, d'émergence… et de contradiction. C'est pourquoi le rationalisme classique n'est plus en mesure de contrer efficacement les irrationalismes, liés à la pensée binaire et linéaire : les sectes et les intégrismes reposent sur l'opposition entre le Bien personnifié par un gourou ou un Livre, et le Mal qui lui est opposé ; racisme et xénophobie sont l'exemple type d'un dualisme statique (nous et les autres). Quant à l'intelligent design, cette forme américaine sophistiquée du vitalisme, elle prend appui sur les failles du rationalisme linéaire et sur son incapacité à permettre la compréhension de l'émergence, pour prétendre démontrer l'inéluctabilité d'une action divine dans l'évolution des espèces vivantes.
C'est pourquoi, on peut se demander si la pensée linéaire est encore rationnelle ? Qu'elle l'ait été, lorsque les connaissances ne permettaient pas mieux, c'est certain. Mais maintenant ? Est-il rationnel de croire que les effets sont toujours proportionnels aux causes ? Est-il rationnel de séparer les choses de leurs transformations, de leurs devenirs ? Est-il rationnel de croire que l'avenir est déterminé vers un seul possible ? La lutte indispensable contre l'irrationalisme ne peut se faire, à mon sens, d'une façon dogmatique et figée, sous peine de tomber dans une autre forme d'irrationalisme.
Face à la montée des irrationalismes, il devient donc nécessaire, non pas de se retrancher dans le rationalisme du XVIIIe siècle, mais de construire un rationalisme enrichi de toutes les avancées scientifiques, de toutes les pensées novatrices. Là encore, pensée du complexe et pensée dialectique sont des candidats, non pas opposés mais complémentaires.
Depuis peu, il y a un frémissement de renouveau, ce retour de Marx que j'ai déjà évoqué. Mais la jonction ne se fait pas, ou à peine, entre des sciences du complexe, pourtant puissamment dialectiques, mais dont les penseurs les plus connus rejettent (et souvent ignorent) Marx pour des raisons idéologiques et politiques, et une pensée dialectique qui se reconstitue peu à peu mais, ignorant souvent la pensée du complexe, ne parvient pas à se renouveler à la hauteur des enjeux de […] la complexité du monde actuel. La disjonction est, là encore, à l'œuvre !
Une autre disjonction délétère me semble tenir dans la séparation encore si active, en France tout au moins, entre sciences dites exactes et sciences humaines et sociales. Si ces dernières se sentent concernées par le devenir de l'humanité et peuvent se sentir autorisées à s'employer à la construction de ce nouveau rationalisme, les premières se croient obligées de s'en désintéresser, au nom d'une conception de la scientificité dont on a vu au chapitre IV.3. Pressions économiques sur les paradigmes scientifiques qu'elle est maintenue par les pressions économiques et j'ajouterai idéologiques. Mais que peut signifier, à l'heure actuelle, un rationalisme qui ne tient pas compte des sciences exactes ? Les sciences du complexe ont, à mon sens le devoir de s'impliquer dans cette construction et elles auront d'ailleurs tout à y gagner en retour. Cela passe par une bataille pour l'éducation.
Parlant au colloque de Cérisy « déterminismes et complexité » en 2004, en tant qu'ancien membre du groupe des dix, Michel Rocard dépeint un personnel politique confronté à deux tâches, toutes deux peu compatibles avec le complexe : gouverner avec l'aide d'experts spécialisés et donc impropres à maîtriser le complexe, et se faire élire par un électorat formaté en particulier par des médias poussant au charisme et au sensationnel, donc imperméable à tout ce qui est complexe. Et il ajoute :
Ce qu'il y a de commun dans toutes ces attitudes est que, pour l'essentiel des politiques, la référence à la pensée complexe est dans une large mesure un handicap. Et je ne pense pas que ce que l'on appelle très improprement la classe politique puisse en sortir seule. Les paradigmes centraux de la pensée scientifique moderne, les théories du chaos déterministe et de la complexité doivent maintenant être enseignés dans les lycées et les universités, ainsi que dans les centres de formation de journalistes pour que les politiques puissent s'y référer et s'en servir sans risquer l'ironie, la marginalisation ou l'incompréhension. (1)
Je ne peux que souscrire à une telle déclaration, en ajoutant toutefois que ce qui figure à l'état de vœu pieux (ou de constat d'échec) dans le propos d'un ex-Premier ministre, mérite de devenir un objectif politique, puisque, comme nous l'avons vu, cette absence d'enseignement n'est pas due au hasard, mais est en grande partie le résultat de la politique que soutient l'idéologie dominante. Il y faudra aussi un important travail de didactique, pour savoir comment ces concepts pourront être incorporés dans les enseignements, dans quelles disciplines, à quels niveaux et avec quelle progression.
N'est ce pas un objectif dont pourrait et devrait s'emparer la communauté scientifique du complexe ?