Au total, les occurrences des termes évoquant le complexe sont peu fréquentes, les plus fréquentes étant modélisation / simulation et les moins fréquentes étant non-linéarité. De plus, bien qu'une comparaison directe soit impossible, il apparaît que l'emploi des termes du complexe est plus important dans les textes du CNRS que dans les appels d'offre de l'ANR, et plus important encore dans les projets blancs.
Il en ressort aussi un complexe étriqué souvent réduit au compliqué, dépourvu des concepts de dynamique non-linéaire, qui sont marginalisés, un complexe dont les programmes de l'ANR utilisent/favorisent certains aspects, mais qui est loin d'évoquer une révolution scientifique. Un complexe qui se réfugie surtout dans les sciences humaines, (là où les sommes allouées sont les plus faibles). Une très légère poussée de ces concepts dans les appels blancs (en dépit du fait que les scientifiques savent trouver les mots qui leur donnent le plus de chance d'être financés) pourrait suggérer une contradiction entre la science dirigée par l'économie et ce qui reste de science libre ? Mais il faudrait aussi pour s'en assurer pouvoir disposer des titres des projets rejetés.
On retrouve ici le même type de limitations que celles analysées par Jean Lojkine et présentées dans la première section de ce chapitre concernant l'introduction de la révolution informationnelle dans l'organisation des entreprises.
Évidemment, il serait simpliste d'en conclure que cette situation est uniquement due aux contraintes économiques et que n'y sont pour rien les obstacles épistémologiques que j'ai analysés dans Les contextes épistémologiques, voire les questions de personnes ! Il serait également naïf de vouloir estimer la responsabilité respective des obstacles épistémologiques et des obstacles d'origine économique, car ils se renforcent mutuellement (d'autant que, comme nous le verrons dans Le contexte idéologique, les obstacles idéologiques sont également importants). Mais le résultat est là : dans la société capitaliste actuelle, la révolution du complexe est freinée et déformée (faussée et non libre). La pensée du complexe convient manifestement mal à l'économie de la connaissance, qui ne la rejette pas explicitement, mais ne lui laisse pour se développer qu'un maigre territoire, une portion congrue.
L'absence de ces concepts dans l'enseignement est particulièrement parlante. Si l'on compare avec les biotechnologies, dont la naissance est contemporaine de l'émergence des sciences de la complexité (autour de 1975), la différence est flagrante, puisque ces dernières sont enseignées dès le lycée, alors que le complexe doit attendre les enseignements universitaires spécialisés, en mathématique et physique !