L'histoire culmine vers 1990, lorsque des scientifiques entreprirent de persuader des décideurs de l'intérêt appliqué et financier (on parlait de santé et on faisait miroiter la possibilité de sources de nouveaux profits) de se lancer dans un travail qui était à l'époque assez titanesque, le séquençage du génome humain. Le gigantisme du projet a fait naître, de façon tout à fait logique et justifiée des coopérations internationales, entre recherches publiques des pays industrialisés (y compris les États-Unis) et firmes multinationales intéressées (1) : le consortium public. Il s'agissait de mettre ces connaissances dans le domaine public pour pouvoir les partager et de mutualiser les efforts.
(1) Les techniques utilisées sont devenues de plus en plus performantes (la vitesse de séquençage a augmenté d'un facteur 100), mais au début, il faut réaliser que le séquençage du génome devait se faire à partir de fragments d'ADN d'environ 100 paires de bases ! Et une fois que l'ordre des paires de base sur la molécule est trouvé, il faut encore l'interpréter, c'est à dire localiser les gènes, ce qui était également un énorme travail.
L'histoire s'emballa lorsque la firme Perkin Elmer, constructeur d'appareils à séquencer l'ADN, montra la volonté, sous l'influence d'un chercheur, Craig Venter, de s'emparer seule, (par le projet de séquençage CELERA), des énormes profits escomptés, en déposant des brevets sur les séquences obtenues. On a vu alors cette chose ahurissante, que, pour empêcher CELERA de s'approprier en les brevetant, un grand nombre de séquences du génome humain, les États de tous les pays partie-prenantes du consortium public, au lieu d'interdire le brevetage de telles séquences, se sont engagés dans une course de vitesse avec CELERA. On proclamait haut et fort que c'était une question d'éthique, afin de mettre les données brutes dans le domaine public, mais il n'est que de voir comment la Commission Européenne a cédé sur le problème du brevetage de l'ADN humain pour se rendre compte que l'éthique n'a été, pour certains, qu'un prétexte.
Par cette course au séquençage, s'est opéré un formidable détournement des crédits de la recherche publique (et en France aussi des financements caritatifs) au profit d'un objectif unique, empêcher Perkin Elmer et Craig Venter de s'approprier les résultats du séquençage de ce génome, et laisser leur part aux autres multinationales ! Certes, la séquence du génome humain a été presque entièrement déchiffrée près de cinq années avant la date prévue. Certes, la formidable accumulation de données constituée par ce séquençage et celui de très nombreux autres organismes, a fait progresser considérablement les techniques et les connaissances en bio informatique et en biologie moléculaire.
Mais ainsi, pendant près de 10 ans, une énorme fraction des crédits de recherche, des postes, des efforts en biologie a été (au niveau des grandes puissances mondiales) concentrée dans une seule direction, ce qui a obéré les possibilités de recherche dans les autres directions nécessaires, et ce pour une période très longue, en raison du détournement des « ressources humaines » (1). Pourtant le succès immédiat le plus important fut de montrer que la connaissance du génome était de loin insuffisante pour comprendre l'organisme. Qui ne sourit de nos jours de l'assertion de Walter Gilbert (1991) :
(1) Si il avait fallu deux fois plus d'années pour obtenir cette séquence il n'y aurait sans doute eu aucun retard dans les applications pour la santé, car, si aucune des promesses thérapeutiques sur lesquelles on a basé la publicité n'a été tenue pendant au moins dix ans, on peut penser que c'est parce que les recherches complémentaires indispensables n'ont pas été menées parallèlement. En revanche de gros profits financiers ont été réalisés à partir de ces promesses, les entreprises de biotechnologie n'ayant pas besoin, du moins dans un premier temps d'avoir des résultats concrets pour vendre. C'est ce que l'on appelle l'économie de la promesse.
Quand nous aurons totalement séquencé le génome humain, nous saurons ce que c'est que d'être humain. (2)
Bien sûr cela n'a pu se faire qu'avec l'assentiment d'une grande partie de la communauté des scientifiques impliqués dans les décisions. L'interpénétration entre les dimensions économiques et épistémologiques est ici particulièrement évidente. Il est bien connu à présent (grâce d'ailleurs à la connaissance des séquences de nombreux génomes) qu'un gène peut exprimer plusieurs protéines, que la structure de ces protéines peut dépendre de l'environnement et que chaque fonction dépend à la fois de plusieurs protéines, donc de plusieurs gènes, et de l'environnement, cellulaire ou autre… Le paradigme réductionniste du tout génétique est moribond, comme l'expliquait brillamment Henri Atlan (3) dès1999, montrant qu'un nouveaux paradigme était devenu nécessaire. Ce nouveau paradigme à découvrir, à inventer, n'appartient-il pas, justement aux sciences du complexe ? On se serait attendu alors à voir fleurir une pluralité d'approches et de tentatives pour aller vers ce qui aurait constitué la branche biologique de la révolution scientifique du complexe.
Au lieu de cela la troisième phase s'apparente au maintien en coma prolongé du réductionnisme, aux bons soins de la commission européenne à travers les programmes du 6e (puis du 7e) PCRD.
Voir holisme dans le wiki du complexe