chapitre8b Le déterminisme a-t-il disparu ?

Parmi les questions de fond liées au raisonnement linéaire se trouve celle du déterminisme. Ce terme a diverses significations, mais restons en à la plus commune, celle du déterminisme dit Laplacien : connaissant tout ce qui concerne le présent et le passé, le démon de Laplace doit nécessairement pouvoir prédire le futur. C'est très exactement la proportionnalité entre les causes et les effets qui est en jeu dans ce raisonnement, et le déterminisme non prédictible des Systèmes Dynamiques Non Linéaires (SNDL) y contrevient de manière frontale. Voila encore un obstacle épistémologique majeur, dans la mesure où le déterminisme a été longtemps, et est encore, considéré comme fondement de la scientificité et la science comme synonyme de rationalité (1). Tout ce qui reposait in fine sur la proportionnalité et l'additivité des causes et des effets, semble voler en éclat dans un monde non-linéaire.

Certains refusent le nouveau paradigme, au nom du déterminisme, garant du rationalisme et/ou de la logique. Ce fut le cas, par exemple, du mathématicien René Thom, dont les travaux cependant, la théorie des catastrophes, peuvent à juste titre figurer dans la galerie des sciences du complexe. Pourtant il attaquait de façon virulente, Atlan, Prigogine et Morin qu'il accusait d'une « fascination pour l'aléatoire » qui « témoigne d'une attitude anti-scientifique par excellence » (2). Plus récemment, et avec des nuances, c'est en partie ce à quoi s'est consacré un numéro, Autour du chaos, de la revue de l'Union rationaliste (3). Le refus ne porte pas sur les domaines de la non-linéarité en physique mais sur son utilisation hors du champ de la physique, par les sciences des systèmes complexes (et donc sur la pensée du complexe). La citation suivante de Claude Allègre en juillet 1994 dans une interview au journal Le Point permet de poser le problème dans toute son ambiguïté et ses possibilités de dérives.

Le monde entier semble évoluer vers le chaos. Les certitudes idéologiques d'hier s'effondrent, les tempêtes boursières se multiplient, les guerres renaissent, les économies semblent échapper à tout contrôle […] ; en physique, en biologie, l'instabilité est créatrice ; elle est aussi transportable dans les sciences sociales […]. Pour ceux que le monde actuel désespère, c'est l'occasion d'un grand bol d'espoir. (4)

Il y a, dans cette citation (certes, ôtée de son contexte), une confusion majeure : tout ce qui est désordre, tout ce qui se pense sous le terme usuel de chaos, peut-il être repensé en terme du paradigme nouveau de chaos déterministe, donc de complexité ? À l'évidence, ce n'est pas le cas (5). Cette confusion, à laquelle, il est vrai, le terme même de chaos déterministe peut prêter le flanc n'est pas à mon sens inhérente à l'inter-disciplinarité mais marque la confusion d'un esprit peu rigoureux. Elle fait cependant partie des arguments contre le complexe. Combattre (à juste titre) les interprétations fantaisistes ou purement irrationnelles qui cherchent à s'appuyer sur le complexe, n'oblige pas à condamner par avance toute transposition du concept hors du champ de la physique (6). Déduire de ces erreurs que le chaos, avec son déterminisme non-prédictible ne serait valable qu'en physique et que le nouveau type de déterminisme qu'il fait entrevoir ne devrait surtout pas devenir un paradigme transposable représente également une erreur de raisonnement : la pensée du complexe, dans la mesure où elle peut servir de prétexte à des mésusages, serait à rejeter comme irrationnelle. Ces polémiques s'appuient sur un raisonnement linéaire. Pour certains auteurs de la revue, si d'aucuns utilisent ce mode de pensée à tort et à travers, c'est le mode de pensée qui est en cause. Or il importe de noter que ces utilisations critiquables viennent souvent d'une utilisation sans nuance, unilatérale, des concepts de la complexité, comme si le fait qu'on les ait découverts rendait caduque toutes les conceptions antérieures, et que ces concepts s'appliquaient à tout sans discernement.

Prigogine, quant à lui, interroge :

La question est alors de savoir dans quelle mesure l'identification de cette intelligibilité au déterminisme définit une science historiquement datable, ou, comme le mathématicien René Thom le soutient, caractérise l'essence même de la science. (7)

Autrement dit, à ceux qui considèrent le déterminisme (Laplacien) comme l'essence immuable de la science, il oppose une historicité de la science, dont la phase actuelle accepterait l'indéterminisme. Conception rapidement dévoyée par l'idée que la science est devenue impossible, ouvrant la voie à tous les irrationalismes.

 

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