Or, sans suivre bien sûr A. Danchin dans cette condamnation pour le moins légère, il est nécessaire de se prémunir autant que faire se pourra contre le reproche (voire la tentation) d'utiliser l'interdisciplinarité pour « imposer n'importe quel point de vue ». Il s'agit donc de rester vigilant, de ne jamais plaquer la pensée du complexe, ou les méthodes d'étude des systèmes complexes, mais de prendre en compte « la logique propre de l'objet en propre » (2). C'est dans cette optique que la pensée du complexe peut jouer un rôle important, pour orienter les questionnements et le choix d'objets d'étude transdisciplinaires, même dans des cas où aucune modélisation n'est possible.
La difficulté de la transdisciplinarité me semble à l'origine du fait, paradoxal, que la nécessité d'une pensée du complexe, n'est pas (ou peu) reconnue dans ces instituts des systèmes complexes qui pensent devoir rester dans une scientificité stricte, alors que c'est toute la rationalité qu'ils transforment, souvent sans vouloir le reconnaître et en admettre toutes les conséquences. La pensée du complexe, issue de la révolution du complexe, est pourtant le ciment qui leur permettra d'atteindre une cohérence transdisciplinaire dont on peut espérer qu'elle facilitera leur implantation et leur généralisation.
Edgar Morin, chercheur transdisciplinaire qui se qualifie lui même de nomade, a vu cette nécessité, mais n'a pas influencé les scientifiques des systèmes complexes, de même qu'il n'a pas pris, me semble-t-il, toute la mesure des apports de leurs nouveaux concepts. Il reste un continent séparé et incarne en quelque sorte les difficultés à faire reconnaître, partager et même comprendre à fond les relations entre complexité et inter- (ou trans-) disciplinarité. C'est ainsi que l'un des 6 thèmes de recherche de l'institut Edgar Morin (Institut interdisciplinaire d'anthropologie du contemporain EHESS-CNRS) est, encore actuellement, transdisciplinarité et complexité.
Mais cette transdisciplinarité reste confinée aux sciences humaines et laisse intacte la question de savoir si on peut aller plus loin et dans quelle mesure les lois, ou plutôt les comportements des systèmes complexes, découverts à partir de systèmes physiques ou biologiques peuvent s'appliquer aux sociétés et aux individus. Ceux qui s'y opposent le font soit au nom du libre-arbitre qui rendrait vaine toute tentative de trouver des lois aux comportements sociaux soit parce que les êtres humains sont susceptibles, parce qu'ils pensent leur pratique, de modifier les règles du système en cours de fonctionnement.
Nous pouvons donc (encore de nos jours et malgré quelques progrès), conclure avec Edgar Morin que :
Les efforts conjugués de la surspécialisation, de la réduction et de la simplification, qui ont amené des progrès scientifiques incontestables, amènent aujourd'hui à la dislocation de la connaissance scientifique en empires isolés les uns des autres (physique, biologie, anthropologie), lesquels ne peuvent être reliés que de façon mutilante par la réduction du plus complexe au plus simple et conduisent à l'incommunicabilité de disciplines à disciplines que n'arrivent absolument pas à surmonter les pauvres efforts interdisciplinaires. Aujourd'hui il y a occultation de tout ce qui se trouve entre les disciplines qui n'est autre que le réel… (3)