chapitre8c L'exemple de la biologie

Réductionnisme et holisme sont deux grandes conceptions qui, sous des appellations diverses traversent le champ des sciences depuis leur origine, et face auxquelles les sciences du complexe ont à se positionner.

Puisque j'ai ouvert ce chapitre par l'exemple des réseaux de régulation en biologie, continuons sur cette lancée, d'autant qu'en biologie l'opposition entre réductionnisme et holisme est très ancienne et marquée (1). Je l'illustrerai par cette assez longue citation de l'ouvrage de François Jacob (c'est moi qui souligne) :

[…] la biologie n'est pas une science unifiée. L'hétérogénéité des objets, la divergence des intérêts, la variété des techniques, tout cela concourt à multiplier les disciplines. Aux extrémités de l'éventail, on distingue deux grandes tendances, deux attitudes qui finissent par s'opposer radicalement. La première de ces attitudes peut être qualifiée d'intégriste ou d'évolutionniste. Pour elle, non seulement l'organisme n'est pas dissociable en ses constituants, mais il y a souvent intérêt à le regarder comme l'élément d'un système d'ordre supérieur, groupe, espèce, population, famille écologique.

Cette biologie s'intéresse aux collectivités, aux comportements, aux relations que les organismes entretiennent entre eux ou avec le milieu […]. Le biologiste intégriste refuse de considérer que toutes les propriétés d'un être vivant, son comportement, ses performances peuvent s'expliquer par ses seules structures moléculaires. Pour lui, la biologie ne peut se réduire à la physique et à la chimie […] parce que, à tous les niveaux, l'intégration donne aux systèmes des propriétés que n'ont pas les éléments. Le tout n'est pas seulement la somme des parties.

À l'autre pôle, de la biologie se manifeste l'attitude opposée qu'on peut appeler tomiste ou réductionniste. Pour elle, l'organisme est bien un tout mais qu'il faut expliquer par les seules propriétés des parties. Elle s'intéresse à l'organe, aux tissus, à la cellule, aux molécules. La biologie tomiste cherche à rendre compte des fonctions par les seules structures. […] On voit combien diffèrent ces deux attitudes. Entre les deux, il n'y a pas seulement une différence de méthode et d'objectifs, mais aussi de langage, de schémas conceptuels et par là-même d'explications causales dont est justiciable le monde vivant. (2)

Du point de vue épistémologique, la biologie est donc placée entre deux pôles, le réductionnisme et le holisme - intégrisme dans la citation ci-dessus (3) - dont Jacob nous dit que ce sont à la fois deux attitudes opposées et deux types de méthodologies et d'objets d'étude différents. Cette ambiguïté va redistribuer les concepts de Réductionnisme et de Holisme eux-mêmes entre deux pôles, le pôle méthodologique (analytique ou globaliste) et le pôle philosophique (réductionniste ou holiste).

D'un point de vue strictement méthodologique, analyse et globalisme semblent complémentaires, puisqu'ils cherchent à cerner des aspects différents du monde vivant, en utilisant des techniques et méthodes différentes. Mais immédiatement cette complémentarité est modulée. Les holistes « refusent de considérer que toutes les propriétés d'un être vivant peuvent s'expliquer par ses seules structures moléculaires ». Il y a donc refus de la part du pôle holiste de ce qui est à la base du travail du pôle réductionniste. Pour les réductionnistes, non seulement les lois physiques sont les seules à l'œuvre dans le vivant (physicalisme), mais surtout, les méthodes analytiques sont non seulement les plus efficaces, mais les seules susceptibles de permettre l'explication du vivant**. Ainsi l'étude des constituants d'un niveau est nécessaire et suffisante pour comprendre le niveau supérieur. Les holistes peuvent accepter le physicalisme. (S'ils le refusent, ils s'apparentent au courant vitaliste, né au début du XIXe siècle et que toute la science de ce siècle a tendu à infirmer). Ils considèrent en revanche que « le tout est plus que la somme des parties », et en déduisent que l'étude des constituants d'un niveau d'organisation est inutile à la compréhension de ce niveau. Ils n'admettent que des interactions allant du niveau supérieur au niveau inférieur (causalité dite descendante) que les réductionnistes refusent absolument (4). Entre les deux pôles, toute l'histoire de la biologie et toute l'ambiguïté de cette opposition, qui a créé des luttes et des tensions d'une âpreté d'autant plus vive qu'elle est aussi liée, surtout dans la contingence économique et politique actuelle, à l'attribution des crédits et des postes de recherche. Elles correspondent aussi à des batailles idéologiques voire économiques comme nous le verrons dans les chapitres suivants.

Mais cette dichotomie est loin de caractériser la seule biologie. On la retrouve, avec une évolution spécifique, mais relativement synchrone, dans les sciences de l'homme et de la société (avec le structuralisme par exemple du côté réductionniste, et l'existentialisme et une partie de la phénoménologie qui s'apparente au pôle holiste). Et même si cette distinction peut paraître a priori étrangère à la physique, où la complémentarité des niveaux d'étude paraît plus évidente, celle-ci n'est pas restée absente de ces débats. En effet, ce qui se présente comme une dichotomie apparemment simple, recoupe et regroupe une série d'oppositions, qui correspondent à des concepts pivots de toute la connaissance occidentale.

 

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