À partir de ces outils, Morin a construit une pensée, qui s'oppose à ce qu'il appelle la pensée simplifiante (que la systémique décrivait comme pensée cartésienne). Mais, contrairement à la systémique, la pensée complexe ne veut pas se substituer à la pensée simplifiante et remplacer ses principes par des principes opposés. Au contraire il veut englober, dépasser, cette pensée, opérer l'union de la simplicité et de la complexité.
Ce n'est pas une pensée qui chasse la certitude pour l'incertitude […] la démarche consiste au contraire à faire un incessant aller et retour entre certitudes et incertitudes, entre l'élémentaire et le global, entre le séparable et l'inséparable. (1)
Il s'agit de « relier tout en distinguant ». Ou encore :
Et la complexité ce n'est pas seulement penser l'un et le multiple ensemble, c'est aussi penser ensemble l'incertitude et le certain, le logique et le contradictoire, et c'est l'inclusion de l'observateur dans l'observation. (2)
Dans ce texte, Morin énumère sept principes de la pensée complexe.
– Le principe systémique ou organisationnel, qui implique l'indissociabilité du tout et des parties et l'émergence des niveaux d'organisation ;
– Le principe hologrammatique ;
– Le principe de la boucle rétroactive ;
– Le principe de la boucle récursive ;
– Le principe d'auto-éco-organisation ou autonomie-dépendance : les êtres vivants s'auto-reproduisent en dépensant de l'énergie qui provient de l'environnement, leur autonomie est donc dépendante de l'environnent ;
– Le principe dialogique ;
– Le principe de réintroduction du connaissant dans toute connaissance, il dit par exemple :
La nécessité de penser ensemble, dans leur complémentarité, dans leur concurrence et dans leur antagonisme, les notions d'ordre et de désordre nous pose très exactement le problème de penser la complexité de la réalité physique, biologique et humaine. Mais pour cela […] il nous faut […] nous inclure dans notre vision du monde. (3)
Dès 1982, Morin résumait ainsi les tâches de la pensée complexe :
La pensée complexe doit remplir de très nombreuses conditions pour être complexe :
– Elle doit relier l'objet au sujet et à son environnement ;
– Elle doit considérer l'objet non comme un objet mais comme un système/organisation posant les problèmes complexes de l'organisation.
– Elle doit respecter la multidimensionnalité des êtres et des choses.
– Elle doit travailler/dialoguer avec l'incertitude, avec l'irrationalisable.
– Elle doit non plus désintégrer le monde des phénomènes, mais tenter d'en rendre compte en le mutilant le moins possible. (4)
On voit donc que la pensée complexe se construit surtout à partir de ses propres concepts et n'emprunte que quelques un des concepts des sciences de la complexité et des systèmes dynamiques non-linéaires. Les principes dialogique, récursif et hologrammatique (nous discuterons dans La dialogique d'Edgar Morin de leurs rapports avec la dialectique) et le principe de réintroduction du connaissant dans toute connaissance, sur lequel Morin insiste beaucoup, lui sont propres. Il incorpore les concepts systémiques d'émergence. La non-linéarité est présente, mais réduite aux rétroactions, l'absence de proportionnalité entre la cause et l'effet n'étant pas prise en compte. Les comportements non triviaux des systèmes non-linéaires, se réduisent à l'auto-organisation (et parfois au chaos). Même s'il s'appuie sur des données et des progrès des sciences de la nature et fustige la séparation des domaines scientifiques, il s'est surtout intéressé aux domaines anthropologique et sociologique. Au delà il est reconnu comme source d'inspiration par nombre de partisans de la systémique, ainsi que par des formateurs et des chercheurs en sciences de l'éducation (5).
L'œuvre d'Edgar Morin contient donc à la fois une méthode, (il se défend d'avoir construit un système) et son utilisation, essentiellement dans les sciences humaines et sociales. Il insiste très souvent sur la profonde rupture des modes de pensée à laquelle conduit sa méthode et sur le fait que l'évolution des sciences et des situations la rend indispensable. Il s'agit donc d'une branche particulière de la révolution du complexe, à côté des sciences des systèmes complexes et de la dynamique des systèmes non-linéaires.