Je me propose donc ici, pour reprendre la citation de Hessen en épigraphe, d'appliquer la méthode du matérialisme dialectique et la conception du processus historique créées par Marx, à une analyse de la genèse et du développement [des sciences du complexe] en relation avec l'époque où elles se sont développées. J'analyserai les rôles conjoints et interdépendants de l'épistémologie, de l'économie, et de l'idéologie, dans l'émergence et la diffusion des sciences et des concepts du complexe, comme dans les obstacles qui s'opposent à leur développement. Il s'agit ainsi pour moi, d'explorer en quoi et de quelle manière, l'utilisation du matérialisme (dialectique et historique) dans ses diverses dimensions, permet d'éclairer cette évolution. Mais ce faisant il m'est apparu qu'une évolution importante de la pensée est à l'œuvre, dans ces disciplines et bien au delà, évolution que j'appelle la pensée du complexe dont la proximité avec la dialectique matérialiste permet d'entrevoir l'émergence d'une pensée dialectique du complexe.
Depuis le dernier quart du XXe siècle, le complexe s'est progressivement répandu dans de nombreuses disciplines scientifiques, sous diverses formes comme la thermodynamique des structures dissipatives, la dynamique des systèmes non-linéaires, la théorie du chaos, les fractales, la systémique, les systèmes complexes adaptatifs, la pensée complexe… Des tentatives partielles de regroupement ont vu le jour dès 1986 aux USA, avec l'institut des systèmes complexes adaptatifs de Santa Fe, et plus récemment en Europe et en France, sous forme d'instituts des systèmes complexes. La dénominations de sciences des systèmes complexes tend à se généraliser pour désigner le plus souvent des démarches qui impliquent l'utilisation et le développement, en sciences exactes comme en sciences humaines, de méthodes communes de modélisation et de simulation. De son coté, Edgar Morin, en forgeant la pensée complexe a fait pénétrer l'idée de complexité en sciences humaines, indépendamment des mathématiques. Je parlerai quant à moi, de la révolution du complexe, (au sens de révolution scientifique selon Kuhn(1)), entraînant ou susceptible d'entraîner un changement de paradigme dans de très nombreuses disciplines (à l 'exception des mathématiques qui, étant pionnières dans ce domaine n'y réagissent pas comme les autres disciplines) et une évolution/révolution de la pensée rationnelle que j'appelle la pensée du complexe. Elle a été rendue possible grâce aux progrès de l'informatique et rendue nécessaire pour étudier ce que les paradigmes précédents laissaient dans l'ombre. S'étant développée surtout depuis le dernier quart du XXe siècle, elle est donc concomitante de la montée du néo-libéralisme sous sa forme mondialisée et financiarisée, de la révolution informationnelle, et de l'accroissement considérable de la complexité des interactions qui en résulte, du niveau de l'entreprise au niveau mondial. Contrairement à la révolution du tournant du XIXe siècle en physique, elle concerne des phénomènes à l'échelle humaine, et elle concerne l'ensemble des disciplines, en sciences humaines et sociales comme en sciences de la nature. Pourtant elle a provoqué des rejets et des refus de très grande ampleur et reste encore marginale (et souvent confinée à des instituts spécialisés).
Révolution épistémologique et scientifique majeure, susceptible d'entraîner une modification profonde des stratégies scientifiques comme des formes de la pensée, la révolution du complexe entretient des rapports, souvent implicites, avec la dialectique matérialiste. Liée aux progrès de l'informatique, elle participe à l'évolution actuelle des forces productives (la révolution informationnelle). Pourtant elle a été considérablement freinée dans ses développements, qui se sont avérés contradictoires avec l'économie néolibérale comme avec l'idéologie dominante. Elle est donc au cœur des contradictions du monde actuel, contradictions économiques entre les forces productives et le mode de propriété, contradictions épistémologiques entre le réductionnisme et le holisme, comme entre le linéaire et le non-linéaire, contradictions idéologiques enfin entre l'idéologie libérale et les idéologies de l'émancipation. Ne serait-elle pas dès lors susceptible de contribuer à dépasser ces contradictions en permettant l'émergence d'une nouvelle rationalité ?
Cet ouvrage représente le développent et l'approfondissement d'une partie d'un premier travail, tourné vers les applications possibles de la pensée du complexe en politique de transformation sociale, paru sous forme d'un petit livre grand public Émancipation et pensée du complexe(2).