Si le débat est vif entre scientifiques qui discutent (ou se disputent) à propos de l'émergence, c'est que leurs positions philosophiques, pour fortes soient elles, sont spontanées, c'est-à-dire que, ayant été privés d'une culture philosophique suffisante, ils sont le plus souvent dans l'incapacité de préciser la source de leur pensée et de savoir à quelle position philosophique elle se rattache. Dans les meilleurs cas, ils vont se réclamer de philosophes certes importants comme Kant ou Descartes, voire Aristote ou Bouddha, mais ils ignorent Hegel et (idéologie dominante oblige) méprisent Marx et Engels.
Le philosophe Lucien Sève a montré comment la dialectique permet de penser l'émergence de façon vraiment matérialiste sans avoir besoin d'une distinction entre émergence faible et forte. C'est la catégorie dialectique hégélienne de saut qualitatif qui permet de penser le paradoxe de l'émergence :
Dans le passage non additif, non-linéaire des parties au tout, il y a apparition de propriétés qui ne sont d'aucune manière précontenues dans les parties et ne peuvent donc s'expliquer par elles. (1)
(1) SEL00 : Lucien Sève, Janine Guespin-Michel, Roland Charlionet, Philippe Gascuel, François Gaudin, José Gayoso, Camille Ripoll, Émergence, complexité et dialectique, Odile Jacob, 2005, ISBN : 978-2-738116-26-0. p. 58.
À Hughes Bersini, qui a besoin du regard de l'observateur pour penser le passage des parties au tout, Sève oppose le concept hégélien « tout et parties ne forment qu'un seul et même concept : celui du rapport tout/parties » (2) qu'il transpose, bien sûr, avec Marx, du champ idéel de Hégel dans le champ du réel.
Il en est de même pour la notion de causalité descendante, dont Bersini se défait de façon péremptoire. Sève, dans le même ouvrage, analyse le long article du philosophe danois Claus Emmeche qui, partant de la définition que C. Lloyd Morgan donnait en 1923 de l'émergence comme « création de propriétés nouvelles », s'efforce de purger le concept de toutes ses connotations finalistes et théologiques pour l'inclure dans une vision du réel, scientifique et élargie à la dynamique des systèmes non-linéaires. Ces auteurs récusent la causalité descendante au motif que le supérieur ne saurait modifier les lois du niveau inférieur. À quoi Séve répond que, sans modifier les lois, le supérieur peut modifier la forme de leur application, c'est la dialectique des niveaux qui permet de considérer chaque niveau dans la spécificité des transformations qu'il implique.
Un capital renversement dialectique s'opère ici, où la détermination générale du supérieur par l'inférieur doit s'accommoder d'une détermination particulière de l'inférieur par le supérieur. C'est justement la compréhension de ce renversement qui nous fait passer d'un matérialisme simpliste, enfermé dans une unilatéralité d'entendement, à un matérialisme complexe, faisant place à toutes les dialectiques de l'action réciproque. (3)
On retrouve ici la nécessité (et les prémisses) d'un vaste travail transdisciplinaire destiné à articuler les concepts du complexe et les catégories de la dialectique, que j'ai déjà évoqué dans Vers une pensée dialectique du complexe ?.