De façon fondamentale, les sciences des systèmes complexes concernent des systèmes, simples ou compliqués, au sein desquels certaines au moins des interactions entre les éléments sont non-linéaires. Or, nous avons vu aussi que la non-linéarité a d'abord été ignorée, car les mathématiques étaient dépourvues des moyens de l'aborder. Le monde apparaissait comme entièrement linéaire, c'est-à-dire que proportionnalité et additivité semblaient la règle et faisaient partie de la logique. La mécanique classique traite précisément de ces interactions linéaires (1) et, quitte à utiliser des simplifications linéarisantes, la physique et l'ingénierie ont réussi pendant très longtemps à utiliser les mathématiques linéaires pour expliquer le monde et pour le transformer par des techniques efficaces de plus en plus poussées. Il n'est donc pas étonnant que toute la pensée, savante comme profane, ait été façonnée par cette linéarité. C'est la pensée normale, logique, celle de la rationalité cartésienne, de la physique newtonienne, celle qui a été la plus largement répandue dans les sciences jusqu'au siècle dernier, celle qu'on enseigne toujours et qui, nous le verrons dans Pensée du complexe contre pensée unique est aussi le support de l'idéologie dominante. C'est à la fois la pensée scientifique et celle du bon sens rationnel. On peut y voir un bassin d'attraction d'où il n'est pas aisé de sortir pour gagner celui de la non-linéarité et du complexe.
(1) Ce qui conduit à la réversibilité du temps, qui a également été un obstacle fort à l'introduction de la flèche du temps en physique par Prigogine notamment.
Que signifie une pensée façonnée par la linéarité ? La proportionnalité et l'additivité sont la marque d'une causalité linéaire. Il y a donc un déterminisme simple : à un effet correspond une cause, pour comprendre l'effet il suffit de comprendre la cause et plus la cause est forte, plus l'effet est (proportionnellement) fort. Ensuite la pensée linéaire c'est la succession des causes et des effets : A implique B qui donne C… Donc une hiérarchie. Il y a une (et une seule) cause première dans cette chaîne causale linéaire. Qu'une causalité puisse être circulaire, qu'une solution puisse être multiple, qu'il n'y ait pas proportionnalité ou additivité entre causes et effets, que chaque cause puisse avoir de multiples effets et chaque effet de multiples causes et que certains comportements déterministes soient imprédictibles, sont autant de propositions que non seulement le sens commun mais l'esprit scientifique récusent, qui peuvent même paraître irrationnelles puisqu'elles sont en partie inconciliables avec la logique formelle (2). Bachelard écrivait déjà en 1934 :
(2) En dépit de notions fort anciennes comme le cercle vicieux ou la poule et l'œuf qui montrent que la causalité circulaire était constatée, mais non appropriée en tant que causalité.
Alors que la science d'inspiration cartésienne faisait très logiquement du complexe avec du simple, la pensée scientifique contemporaine essaie de lire le complexe réel sous l'apparence simple fournie par des phénomènes compensés ; elle s'efforce de trouver le pluralisme sous l'identité… (3)
Elle correspond au jugement synthétique le plus difficile à formuler car ce jugement s'oppose violemment aux habitudes analytiques… (4)
Et pourtant, 80 ans après, cette pensée scientifique contemporaine est encore loin d'être générale.
Ainsi, devant l'échec de l'utilisation des outils linéaires pour étudier la dynamique de systèmes complexes, on a souvent abandonné l'étude de la dynamique au profit d'une conception statique qui s'articule aussi, on le verra dans Pensée du complexe contre pensée unique avec le fatalisme idéologique et des conceptions philosophiques d'une essence dissociée des conditions d'existence.