Curieusement cependant, beaucoup des écrits sur l'histoire ou l'épistémologie des sciences, même provenant de scientifiques ou de philosophes se réclamant de la pensée de Marx, se sont focalisés sur un seul des ces trois aspects. Avec des exceptions bien sûr. Le mathématicien français Paul Labérenne surtout connu pour son ouvrage L'origine des mondes (1947) (1) a aussi écrit un article intitulé Les mathématiques et le marxisme où les trois thèses de Hessen me semblent présentes :
Sur la nécessité, pour les mathématiques, de conserver et de renouveler leurs contacts avec le réel. Le marxisme ne se contente pas de donner l'explication de l'évolution historique des mathématiques en fonction des conditions techniques, économiques et sociales dont elle dépend, il permet aussi d'analyser le mécanisme même du cheminement de la pensée scientifique par crises et synthèses successives, et d'orienter le sens de nos recherches. (2)
Plus récemment, Simone Mazauric étudie « l'émergence de la science moderne dans sa dimension purement théorique et dans sa relation, pour l'essentiel, avec l'histoire culturelle, politique et sociale de l'Europe » (3).
Marx lui-même, en dépit de son grand intérêt pour les sciences de son temps attesté par sa correspondance (4), a peu écrit sur le sujet, et a surtout considéré la science pour autant que ses résultats sont incorporés dans les forces productives, d'une manière d'ailleurs spécifique :
La condition préalable pour l'industrie est une science assez ancienne, la mécanique, alors que la condition préalable pour l'agriculture, ce sont des sciences tout à fait nouvelles : chimie, géologie, et physiologie. (5)
Plus récemment les études concernant les relations entre sciences et société, correspondant à la première thèse de Hessen ont surtout été le fait d'historiens des sciences de l'école externaliste. Ceux-ci se sont toutefois plus intéressés à la société en général, qui fonctionne comme un facteur explicatif global d'où est évacuée toute dimension marxiste (pas de référence à la division de la société en classes notamment, ni aux dimensions économiques et à la notion de forces productives).
Pour illustrer l'opposition entre internalisme et externalisme, on prend souvent comme exemple l'histoire de la physique quantique au début du XXe siècle en Allemagne. Pour les internalistes, l'essor de la physique quantique a été exclusivement déterminé par des facteurs internes. L'amélioration des techniques d'observation, le perfectionnement des mathématiques ont amené à reformuler des postulats et des théories qui étaient mieux adaptés à la compréhension des phénomènes quantiques. Pour les externalistes radicaux, rien de tout cela n'est vrai. L'élaboration de la physique indéterministe a été en fait principalement due à l'abandon de la notion de causalité et de rationalité, dont il faut rechercher les causes dans la défaite des valeurs rationalistes de l'Allemagne de l'après guerre. Il en a été de même dans l'Art, où l'essor du mouvement Dada a signifié une critique de la rationalité. La physique s'imprègne donc, durant cette période, des profondes évolutions idéologiques anti-rationalistes qui affectent l'Allemagne. (6)
Il y montre le caractère profondément idéaliste de l'empiriocriticisme, comme d'ailleurs de tout agnosticisme : il s'agit donc d'abord d'une lutte idéologique contre la prégnance de l'idéalisme (7) y compris chez des révolutionnaires. En s'appuyant sur les travaux d' Engels, mais dans les conditions scientifiques de ce début du XXe siècle, il réaffirme le matérialisme philosophique (où la catégorie de matière (8) signifie l'existence de la matière et son antériorité sur l'esprit), et montre comment la dialectique matérialiste permet d'envisager le monde extérieur comme connaissable, par approximations successives (9). D'où il déduit que la connaissance elle-même, au lieu de tendre vers quelque chose de fixe et définitif comme y aspirent de nombreux scientifiques et philosophes (10) est par nature le lieu de constantes transformations.
Thomas Kuhn a marqué la manière de se représenter le développement des sciences. La science normale est essentiellement destinée à approfondir et à conforter un paradigme, mais accumule progressivement des anomalies jusqu'à ce que le paradigme ait atteint ses limites et doive être remplacé par un autre. Cela se produit au cours d'un processus qu'il nomme une révolution scientifique. Très utile, sa théorie limite cependant à une bataille d'idées la confrontation des paradigmes en compétition pour le remplacement, celui qui gagne étant celui qui emporte in fine le mieux la conviction. En évacuant le rapport des sciences au réel, au monde matériel, Kuhn sous-estime la persistance de l'ancien dans le nouveau paradigme, le fait que l'ancien paradigme devienne souvent un cas particulier du nouveau, comme la théorie Newtonienne devient un cas particulier de la nouvelle physique. Mais surtout il récuse l'idée matérialiste, que les connaissances scientifiques se rapprochent continuellement (quoique de façon non-linéaire) d'une vérité absolue, correspondant à l'état du monde existant indépendamment des hommes qui l'étudient. Le terme « révolution scientifique » est contesté actuellement et généralement mis entre guillemets, que j'omettrai dans la suite de ce texte.
La troisième thèse s'appuie sur les travaux d' Engels (11) et porte sur les relations entre dialectique matérialiste et sciences de la nature. L'histoire tourmentée des rapports entre science et dialectique nécessite qu'on s'y attarde quelque peu. Une vingtaine d'années avant ce congrès, Lénine était déjà intervenu, en s'appuyant sur la dialectique de la nature pour contrer des positions idéalistes chez des révolutionnaires russes (12). Ce que l'on appelait la crise de la physique, que Lénine décrivait comme une crise de croissance, correspond aux découvertes multiples qui, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, ont profondément transformé cette discipline, ce qui, plus récemment, fut caractérisé comme une révolution scientifique par T. Kuhn (13). Ces transformations qui introduisent de nouveaux concepts en contradiction avec les paradigmes scientifiques précédents, battent en brèche la représentation de la matière comme fixe, indépendante de son mouvement, ou réduite aux mouvements de translation, et Lénine montre, comme Engels l'avait pressenti, qu'une conception matérialiste devait devenir dialectique pour permettre de penser ces transformations. La portée philosophique de l'ouvrage que Lénine écrivit en 1909 dépasse très largement la polémique qui l'a suscité, comme l'analyse l'ouvrage récent Lénine épistémologue (14).
Des scientifiques (15) communistes, contemporains de Hessen, se sont, de leur côté, intéressés à la dialectique matérialiste des écrits de Engels. Le grand biologiste anglais JBS Haldane a lié pendant 15 ans sa pratique de la biologie (génétique évolutive) et sa pratique politique comme membre du parti communiste anglais, au matérialisme marxiste. Simon Gouz (16) a étudié comment Haldane a trouvé (et décrit dans plusieurs articles), dans la dialectique matérialiste, une solution à son malaise par rapports aux deux conceptions épistémologiques opposées, le réductionnisme et le holisme. Gouz montre aussi en quoi il a pu s'inspirer de cette conception (notamment de la dialectique du hasard et de la nécessité, comme de l'individuel et du collectif), pour développer son travail en génétique des populations.
De son côté, le biologiste français Marcel Prenant, présente dans son livre Marxisme et biologie une belle illustration de ce qu'on pourrait appeler avec Lucien Sève (17) la dialecticité de la biologie, y compris de la génétique qu'il défendait contre Lyssenko, (dont il tentait cependant de ne pas récuser ce qu'il croyait à l'époque être les résultats expérimentaux).
(1) LAP00 : Paul Labérenne, L'Origine des Mondes, Hier et Aujourd'hui, 1947, ISBN : N.A.
(2) LAP01 : Paul Labérenne, « Les mathématiques et le marxisme » dans Les Grands courants de la pensée mathématique (III Influences. B : Les mathématiques et la philosophie), Cahiers du Sud, 1948, ISBN : N.A.
(3) Source : Université de Lorraine
(4) MAK01 : Karl Marx, Friedrich Engels, Marx Engels Lettres sur les Sciences de la Nature, Éditions Sociales, 1974.
(5) Karl Marx, Friedrich Engels, ouvrage cité, p. 22.
(6) Source : Wikipédia
(7) J'utilise toujours ici le terme idéalisme dans son sens philosophique (où il s'oppose à matérialisme) et non dans sons sens courant (moral) où il s'oppose à pragmatisme, égoïsme, individualisme.
(8) Une définition plus opératoire de la matière est proposée par Lucien Sève à partir de la lecture du Capital. La matière est « ce qui existe indépendamment de la conscience que nous en avons ou non » (SEL01 : Lucien Sève, Penser avec Marx aujourd'hui. Tome III La Philosophie ?, La Dispute, 2015, ISBN : 978-2-84303-256-1, p. 221).
(9) Engels expose ainsi sa théorie du reflet du monde dans la connaissance comme une vérité relative, se rapprochant progressivement (sans peut-être jamais l'atteindre) de la vérité absolue.
(10) Le mathématicien René Thom, par exemple disait que « la science vise à constituer un savoir sur lequel le temps n'a plus de prise » (THR00 : René Thom, « Halte au hasard, silence au bruit » dans Le Débat (N° 3), Gallimard, 1980, ISBN : 978-2-07-022017-5)
(11) ENF00 : Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Éditions Sociales, 1945, ISBN : 2-209-05346-3 pour la réédition 1997 (Editions Sociales) ; ENF01 : Friedrich Engels, antiDühring. M. Eugen Dühring bouleverse la science, Éditions Sociales, 1978, ISBN : 2-209-01398-4 pour la ré-édition 1997 ; ENF02 : Friedrich Engels, Dialectique de la nature, Éditions Sociales, 1952, ISBN : 2-209-01400-X pour la ré-édition 1997
(12) EV00 : Lénine, Valadimir Illitch, Matérialisme et empiriocriticisme, Éditions Sociales, 1933, ISBN : 978-2-912639-34-9 pour la ré-édition 2009 (Editions Sciences Marxistes)
(13) KUT00 : Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1972, ISBN : 978-2-08-121485-9 pour la ré-édition 2008
(14) RTL00 : Lilian Truchon, Lénine épistémologue, Delga, 2013, ISBN : 978-2-915854-51-0
(15) Bien que je revendique généralement l'emploi du terme scientifique pour désigner les chercheurs de toutes les disciplines, je me limiterai ici à un bref aperçu de l'utilisation des concepts mis en œuvre par Hessen au sujet des seules sciences exactes, soit par des praticiens de ces disciplines, soit par des philosophes des sciences se consacrant, comme Hessen, à ces disciplines. L'impact des marxismes sur les sciences sociales a été au contraire très important au moins jusque dans les années 70, et il ne m'est pas possible ici d'en faire une recension.
(16) Simon Gouz a étudié cet aspect des activité de Haldane lors de sa thèse, travail qui a donné lieu à deux livres : GOS00 : J.B.S. Haldane (trad. Simon Gouz), Biologie, philosophie et marxisme. Textes choisis d'un biologiste atypique, Éditions Matériologiques, 2012, ISBN : 978-2-919694-41-9 et GOS01 : Simon Gouz, La science et le marxisme. La vision du monde d'un biologiste., Éditions Matériologiques, 2012, ISBN : 978-2-919694-36-5 .
(17) SEL02 : Lucien Sève, Sciences et dialectique de la nature, La Dispute, 1998, ISBN : 2-84303-013-7, p. 164.