chapitre7c Les dangers de l'évidence, le principe de tiers exclu

Quelques grands principes nous paraissent l'évidence même et sont pourtant lourds de dangers. Le principe de tiers exclu, qui provient d'Aristote et est la base de la logique formelle, nous semble incontournable et l'est évidemment dans bien des cas. Cependant ce principe rend extrêmement difficile de penser les transitions autrement qu'en tout ou rien. Nous sommes rétifs à embrasser les moments où précisément on est encore dans l'ancien tout en étant déjà dans le nouveau, où on arrive dans le nouveau, tout en étant encore imprégnés de l'ancien. L'idée de révolution scientifique par exemple, implique pour certains une disparition de l'ancien au profit du nouveau, alors qu'elle est souvent une incorporation de l'ancien comme cas particulier du nouveau, (comme le linéaire par rapport au non-linéaire). La réfutation de ce fameux principe (non pas dans l'absolu, mais dans les cas où il bloque la pensée) est l'œuvre de la dialectique qui postule l'unité des contraires. Héraclite disait « vivre de mort, mourir de vie » (1). L'émergence, qui veut qu'un tout soit à la fois composé de ses parties et différent de la somme de ces parties fait donc partie de ces cas qui contreviennent au tiers exclu.

(1) À quoi fait écho Henri Atlan, qui se défend pourtant d'être dialecticien « la vie est l'ensemble des fonctions capables d'utiliser la mort ». ATH00 : Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée. Essai sur l'organisation du vivant., Seuil, 1986, ISBN : 978-2020093620

De plus, le tiers exclu entraîne souvent un binarisme (ou dualisme) qui analyse le monde sous forme d'oppositions binaires, qui conduisent à des choix en « ou bien ou bien » : la chose ou le mouvement, la matière ou l'esprit, le vrai ou le faux, les sciences ou les lettres, l'intelligence ou la bêtise, l'inné ou l'acquis, le bien ou le mal… Alors que non seulement il est fréquent qu'il faille choisir entre plusieurs options : une glace à quoi ? Quel métier ? Quels amis ? Quelle Europe ?, mais que les deux termes existent rarement l'un sans l'autre : les systèmes dynamiques non-linéaires, avec leurs solutions qui ne sont pas seulement stationnaires mais peuvent tourner indéfiniment, sont particulièrement étranges pour un esprit façonné par le dualisme.

Cette forme de pensée rend tout aussi difficile d'appréhender la dialectique que la pensée du complexe qui demande avant tout de rechercher l'ensemble des interactions (rarement binaires) et la pluralité des causes de tout phénomène. En sciences, on peut illustrer la manière dont cette pensée s'est opposée aux sciences du complexe avec l'exemple de la flèche du temps : Les équations de la physique, qu'elle soit classique ou relativiste, impliquent la réversibilité du temps. Ces équations, qui fonctionnent bien, (la preuve par les voyages dans l'espace), n'admettent pas de flèche du temps. Par conséquent, la flèche du temps nécessitée par la thermodynamique des processus irréversibles est encore considérée par certains physiciens qui rejettent les sciences du complexe, comme un artefact, limité au petit domaine de la thermodynamique des systèmes ouverts.

Si les sciences du complexe ont à l'évidence pâti des obstacles idéologiques (conjugués aux obstacles épistémologiques et économiques), c'est surtout la pensée du complexe qui, parce qu'elle s'oppose directement à la pensée dominante, se trouve laminée par cette dernière. C'est peut être pour cela que des scientifiques regroupés au sein d'instituts des systèmes complexes, ne réalisent pas ou n'admettent pas, que leurs pratiques scientifiques génèrent cette pensée, qui, en retour pourrait constituer une aide considérable pour mettre en évidence la cohérence de leurs pratiques.

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