chapitre7b L'idéologie individualiste, obstacle à la révolution du complexe

Nous avons vu comment les positions philosophiques liées à l'idéologie dominante interviennent dans l'interprétation des concepts du complexe et dans les recherches qui en découlent. Mais une autre composante idéologique contribue à freiner, ou à dévoyer l'essor des sciences des systèmes complexes, souvent d'ailleurs au profit, là encore, du réductionnisme, c'est l'individualisme, que l'on n'attendait peut-être pas dans ce contexte.

Je prendrai comme exemple la théorie du gène égoïste, proposée par Richard Dawkins qui illustre, dans sa démesure même, la proximité entre le réductionnisme et l'idéologie individualiste néolibérale. Dans la préface de la première édition, parue aux USA en 1976, Dawkins présentait ce message :

Nous sommes des machines à survie, des robots programmés à l'aveugle pour préserver les molécules égoïstes connues sous le nom de gènes. (1)

Et au premier chapitre :

L'argument de ce livre c'est que nous, ainsi que les autres animaux, sommes des machines créées par nos gènes*.

Enfin, dans la préface de la deuxième édition (1989), il précise le caractère hyper-réductionniste de son message :

La théorie du gène égoïste » c'est la théorie de Darwin exprimée d'une autre manière… Plutôt que de se focaliser sur l'organisme individuel, elle prend le point de vue du gène sur la nature.

Le message c'est donc la réduction à l'extrême de l'individu à ses seuls gènes, corrélée bien sûr à la totale disparition du social. Même s'il a surtout été entendu outre Atlantique (la première édition française date de 1990), la rapidité avec laquelle cette théorie que l'auteur qualifie lui-même d'extrême s'y est répandue (en particulier dans les manuels qui sont d'habitude fort lents à incorporer les nouveautés), a de quoi interpeller. En 1989 Dawkins écrit :

Cela fait bientôt douze ans qu'est sortie la première édition du Gène égoïste, et le message qu'il véhicule fait à présent partie de tous les manuels.

Que l'on songe que les théories de la complexité, bien plus anciennes ne sont pas encore répercutées dans la plupart des manuels ! La théorie du gène égoïste n'a pu, je pense, s'imposer si rapidement aux USA que parce qu'elle correspondait à une mouvance idéologique, qu'elle s'inscrivait dans un courant plus large qu'elle contribuait à étendre. C'est en effet un message qui s'adresse, au delà des seuls généticiens de l'évolution, à toute la société américaine, en glorifiant l'individualisme extrême.

Il faut aussitôt noter que, historiquement, le réductionnisme, bien avant l'invention même de ce terme, a toujours été en rapport avec la conception de l'individu. Comme Canguilhem l'indique avec humour (2), au milieu du XIXe siècle, au moment où la polémique autour de la théorie cellulaire faisait rage en biologie, il était difficile de savoir si l'on était républicain parce que l'on était partisan de la théorie cellulaire ou partisan de cette théorie parce qu'on était républicain, et il note à quel point la conception républicaine de l'individu dans ses rapports à la collectivité, à l'État, est en phase avec la théorie cellulaire. Haeckel écrit par exemple, en 1899 :

Les cellules sont les vrais citoyens autonomes qui, rassemblés par milliards constituent notre corps, l'État cellulaire.

Et Canguilhem insiste sur « l'unité latente et profonde chez un même penseur des conceptions relatives à l'individualité, qu'elle soit biologique ou sociale » (4). À cette époque, l'idéologie portant la théorie cellulaire s'inscrivait dans un courant progressiste, républicain, tout au moins en France.

L'accentuation de l'idéologie individualiste dans la phase actuelle néolibérale, peut se résumer dans la différence entre la citation de Haeckel où les cellules rassemblées constituent notre corps et celle de Dawkins où l'organisme individuel lui-même, disparaît (en tant qu'acteur de l'évolution) devant le gène.

Inversement, la pensée du complexe est compatible avec une toute autre conception de l'individu : un individu en interactions multiples avec ses environnements, sociaux et naturels, (ce qui conduit à l'idée d'environnement et société durables) ; un individu à la fois existant dans son autonomie et partie d'un tout collectif dont les caractéristiques émergent de l'ensemble des interactions entre les individus (présents et passés) et rétroagissent sur lui (ce qui rejoint d'ailleurs la définition de Marx « l'essence l'homme, dans sa réalité, c'est l'ensemble de ses rapports sociaux » (5). Un individu acteur et sujet de dynamiques non-linéaires, sur lesquelles il peut agir. Compatible, certes, mais en aucun cas cause obligée.

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